La Bibliothèque de Babel

Lorsqu'il fut proclamé que la Bibliothèque contenait tous les livres, la première impression fut celle d'un bonheur extravagant. Tous les hommes se sentaient les maîtres d'un trésor intact et secret. Il n'y avait pas de problème personnel ou mondial dont la solution éloquente n'existait pas dans quelque hexagone. L'univers était justifié, l'univers a soudainement usurpé les dimensions illimitées de l'espoir. A cette époque, on parlait beaucoup des Justificatifs : des livres d'apologie et de prophétie qui justifiaient pour toujours les actes de chaque homme dans l'univers et retenaient de prodigieux arcanes pour son avenir. Des milliers d'avides ont abandonné leurs doux hexagones natals et se sont précipités dans les escaliers, poussés par la vaine intention de trouver leur justification. Ces pèlerins se disputaient dans les couloirs étroits, proféraient de sombres malédictions, s'étranglaient sur les escaliers divins, jetaient les livres trompeurs dans les puits d'aération, trouvaient la mort abattue de la même manière par les habitants des régions lointaines. D'autres sont devenus fous... Les justifications existent (j'en ai vu deux qui se réfèrent à des personnes du futur, à des personnes qui ne sont peut-être pas imaginaires) mais les chercheurs ne se sont pas souvenus que la possibilité pour un homme de trouver sa justification, ou quelque variante perfide celui-ci, peut être calculé comme zéro. A cette époque, on espérait également qu'une clarification des mystères fondamentaux de l'humanité - l'origine de la Bibliothèque et du temps - pourrait être trouvée. Il est vraisemblable que ces graves mystères pourraient s'expliquer par des mots : si le langage des philosophes ne suffit pas, la Bibliothèque multiforme aura produit le langage inédit requis, avec ses vocabulaires et ses grammaires. Depuis quatre siècles, les hommes ont épuisé les hexagones... Il y a des chercheurs officiels, des inquisiteurs. Je les ai vus dans l'exercice de leur fonction : ils arrivent toujours extrêmement fatigués de leurs voyages ; ils parlent d'un escalier brisé qui les a presque tués ; ils causent avec le bibliothécaire des galeries et des escaliers ; parfois ils prennent le volume le plus proche et le feuilletent à la recherche de mots infâmes. De toute évidence, personne ne s'attend à découvrir quoi que ce soit.